L’intégration du mot dans l’image vidéographique

Intervention présentée lors de la journée d’études consacrée au sujet 

« Le mot à l’œuvre »

Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), jeudi 2 juillet 2009 

Le langage constitue un composant de l’art vidéo, un art qui se situe, dès sa naissance, à la croisée de l’art conceptuel, du cinéma et de la culture télévisuelle, où le mot, oral et écrit, joue un rôle primordial.  Contrairement aux autres formes d’arts plastiques, et suivant le paradigme cinématographique, l’image vidéographique, l’image en mouvement, est souvent parlante (et souvent sous-titrée) et, par conséquent, le discours devient un élément de la forme plastique.  Le mot peut aussi être introduit dans l’image vidéographique sous forme de commentaire écrit entre les séquences, ou en bas de l’image, à l’instar du cinéma muet. Des mots et des phrases peuvent aussi exister en tant que composants du cadre de l’image, sous forme de textes des journaux par exemple, suivant le paradigme des collages cubistes. (Nous allons voir un exemple dans l’œuvre qui sera projetée).

Nous allons nous concentrer ici sur l’interaction entre le texte et l’image vidéographique. Afin d’aborder cette thématique, nous avons choisi comme point de départ, l’œuvre de Lia Lapithi Shukouroglou « Tsakistes – Recette d’olives marinées »  pour vous faire découvrir une œuvre de la Collection du Centre Pompidou qui n’est pas très connu.[1]. Il s’agit d’une œuvre d’un artiste chypriote, donc venant de la périphérie de l’Europe.

Avant de passer à la projection, il est d’ailleurs indispensable d’avoir quelques repaires historiques qui vous permettront de mieux comprendre le contexte historique  (sans parti-pris et sans, bien sûr, avoir l’ambition de faire un résumé de l’histoire longue, conflictuelle et particulièrement tourmentée de l’île). Chypre est une île qui se situe à l’extrémité orientale du bassin méditerranéen, entre la Grèce et la Turquie, à la croisée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie. Il y  a deux communautés qui vivent sur l’île, la communauté chypriote-grecque et la communauté chypriote turque. Ancienne colonie du Royaume Uni, Chypre est devenu un état indépendant en 1960. En 1974, l’invasion de l’armée turque a eu comme conséquence l’occupation de la partie nord de l’île qui reste en état d’occupation par l’armée turque jusqu’ aujourd’hui.  

 

Tsakistes – Recette d’olives marinées

(projection de l’œuvre)

 

Il s’agit d’un plan fixe où on voit les deux mains d’une femme (en l’occurrence, celles de l’artiste car il s’agit d’une performance filmée) qui est en train d’exécuter minutieusement la recette des olives marinées. On suit les quatre stades de la préparation : d’abord l’écrasement des olives, en suite leur traitement avec l’eau salée, l’ajout des herbes et leur conservation dans l’huile d’olive. La préparation se déroule sur une feuille de journal, pratique très courante pour ce genre de préparations.

Si on enlèverait le texte qui passe en bas de l’image sous forme d’explication de la recette et si on n’avait pas le reflexe de lire les titres du journal, la vidéo pourrait apparaître comme une documentation gastronomique dont la valeur artistique serait fort contestable. C’est justement l’intégration du texte dans l’image vidéographique qui déclenche des nouvelles lectures et des nouvelles interprétations de l’image, qui dévoile tout une autre histoire, l’histoire récente de l’île. « Ceci n’est pas une recette », pour reprendre Magritte, semble suggérer l’artiste en ajoutant des commentaires, ou bien, si, cela reste une recette mais pour quoi faire exactement ? Quel est le produit dérivé? Quel est, en réalité, le plat en question ?

En faisant une enquête sur l’histoire de cette recette, on apprend qu’il s’agit d’une recette byzantine représentant une tradition alimentaire qui date du moyen âge, ce qui inscrit l’œuvre dans la continuité d’une longue tradition historique et culturelle.

L’olive est le fruit de l’olivier, de l’arbre qui symbolise la paix depuis l’ère antique jusqu’à nos jours. L’olive et l’huile d’olive sont des produits qui s’inscrivent dans la culture hellénique, mais au même temps ils font partie de la tradition alimentaire partagée dans la plupart des pays méditerranéens, une tradition qui dépasse les différences religieuses et les conflits.

 

 

L’analyse des éléments textuels

 

Le premier élément textuel de l’image vidéographique est la feuille de journal sur lequel la préparation des olives se déroule. On peut lire : « Le Parlement Européen a effacé le problème de Chypre » « La question chypriote n’est pas une priorité », Rubrique : « Turquie/ Terres occupées » et sur la deuxième feuille « Nous ne sommes pas aussi similaires que nous le pensons ».

Les journaux servent de toile de fond à l’image, la toile sur la quelle l’artiste déploie sa performance. La situation géopolitique actuelle liée à l’histoire récente, la guerre et l’occupation de l’île, constituent le cadre et le contexte de ce qu’on voit sur l’écran, le prisme par lequel chaque interprétation, chaque lecture de l’œuvre est censée passer.   

La feuille de journal constitue un élément pictural de l’image mais au même temps le contenu du texte oriente l’interprétation de l’image. Cette utilisation de fragments de journaux incorporés à l’image, s’inscrit dans le sillage d’une longue tradition dans les arts plastiques. Des collages de Picasso, citons ici à titre d’exemple Nature Morte « au bon marché », 1913 ou bien La Suze, 1912 jusqu’à Adrian Piper et sa série  Vanilla Nightmares, 1986-7 où elle peint directement sur des feuilles de journal choisis à cause de la thématique que les articles abordent, en passant par Villeglé et Hains, une relation dialectique s’établie entre le contenu du texte approprié par le plasticien et l’image, ouvrant  des nouvelles interprétations de l’œuvre.

Le deuxième élément textuel de la vidéo est le texte explicatif de la recette. Le spectateur a deux choix : il peut rester sur un premier niveau de lecture et suivre les indications de la préparation des olives ou bien il peut percevoir le texte de la recette en tant que métaphore.

 

Concasser les olives Tout commence par l’écrasement d’une petite olive entre deux grandes pierres blanches, un acte à priori très violent, une image d’une grande force symbolique. Une image qui peut être vue comme une allégorie de la guerre, de la violence, de l’oppression. Les peuples s’écrasent, la paix s’écrase, à Chypre (comme ailleurs).

 

Ajouter une tasse de sel de mer et remuer… jusqu’à que les olives perdent leur amertume

Cela pourrait être interprété comme référence directe à la politique actuelle qui invite, ou bien oblige, les deux communautés d’essayer de surpasser tout ce que les sépare et mener une vie commune et pacifique. La perte de l’amertume, donc la procédure de réconciliation, l’apprentissage de vivre ensemble mettant à côté les conflits du passé n’est pas toujours facile car les plais sont encore ouvertes. Le sel qui vient de la mer, cette mer commune qui entoure l’île et unit les deux communautés, pourrait servir de point de rencontre et de lieu commun.

 

Ajouter l’huile d’olive, des lamelles et le jus de citron, de l’ail et la coriandre et mettre à mariner

L’histoire, les conflits, le temps qui passe, la vie qui continue malgré tout, sont les ingrédients de cette « marinade », de cette procédure alchimique qui est lente, active, souvent pénible, qui anéanti la résistance, qui métamorphose les ingrédients d’origine.

 

La lecture allégorique du texte est obligatoire non seulement parce qu’on se trouve face à un texte faisant partie d’une œuvre d’art, donc un texte à priori susceptible d’avoir plusieurs connotations et plusieurs niveaux de lecture, mais aussi parce que l’artiste nous dirige vers cette lecture alternative par le biais de la typographie. Pour les  mots « écraser », « amertume », et « mariner » elle utilise des caractères en italique nous invitons à voir ces trois mots détachés de leur contexte gastronomique et à chercher des signifiants au-delà de la recette. En mettant un accent sur ces trois mots, l’artiste démolit le sens littéral du texte et oriente le sens vers d’autres chemins.

Ces trois mots résument pour l’artiste la situation sur l’île. Et la phrase de conclusion vérifie notre intuition de lecteur/spectateur averti : 

Paradoxe ironique : Chypre a été écrasé en 1974, le sel a enlevé l’amertume et depuis l’île marine. Même si le spectateur ne s’était pas rendu compte du caractère métaphorique du texte, la conclusion l’oblige d’appliquer une grille d’analyse métaphorique.

La connaissance du contexte historique et politique sert de préalable pour interpréter l’œuvre. La connaissance globale de l’œuvre de l’artiste, un œuvre très engagé politiquement, s’articulant autour de la question chypriote avec un parti pris très clair et net, peut davantage faciliter la perception de l’œuvre. Or, ce qui nous intéresse ici, n’est ni le contexte historique et politique de la région, ni le positionnement personnel de Lia Lapithi, mais la façon dont elle l’aborde dans son travail, comment elle traite son sujet utilisant son propre vocabulaire artistique, comment elle se situe, en tant que plasticienne,  face à l’histoire.

Bien que cette œuvre évoque très explicitement des événements historiques spécifiques, dont l’imagerie est abondante, l’artiste choisit de ne pas utiliser comme point de départ de l’image qu’elle crée ni de photos documentaires, ni d’images-symboles inscrites dans la mémoire collective, ni d’objets faisant référence à la guerre et l’occupation. Au lieu de tout cela, elle choisit une recette, une préparation culinaire. 

Est-ce qu’on pourrait supposer donc que le monde de la cuisine est une façon féminine d’aborder des questions sociopolitiques?  C’est une question provocatrice, bien-sûr, et je me rends compte qu’en la posant  je cours le risque d’être attaqué par les féministes –dont les propos je partage pleinement, pour que les choses soient claires...

Dans la conscience collective des décennies précédentes (sachant que dans quelques sociétés, malheureusement, cela reste toujours d’actualité) la cuisine est considérée comme le royaume de la femme dont le rôle social se restreint au sein du foyer. C’est justement à cause de la force emblématique que la cuisine a comme symbole d’enfermement et d’oppression de la femme, que ce lieu a été utilisé par des femmes vidéastes (et plasticiennes en général) comme mythe à démolir, comme situation à dénoncer.

En 1975, Martha Rosler, artiste majeure de la vidéo crée l’œuvre très célèbre Semiotics of the Kitchen. (Il s’agit, d’ailleurs, d’un autre exemple d’œuvre où le mot s’intègre dans l’image vidéographique). (Projection).

Il s’agit d’une performance filmée de l’artiste en cuisine qui, tout en portant son tablier, reprend l’alphabet et chaque lettre correspond à un outil de la cuisine. Loin de l’image apaisante de la femme en foyer tendre, souriante et épanouie, Martha Rosler crée des images violentes, elle utilise les outils d’une façon extrêmement agressive, évoquant  même des actes de castration. Elle subvertit le monde de la cuisine en exprimant sa frustration. On pourrait dire que Rosler concrétise, d’une façon très originale, la phrase célèbre de  Wittgenstein « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde» en dénonçant bien sûr cette situation.

Lapithi ne semble pas être intéressée par ces connotations liées à la cause féministe. C’est une œuvre de 2006 qui ne s’inscrit pas forcement dans le sillage du discours féministe de l’art des années 70, quoique les artistes contemporains soient supposés connaître les œuvres majeures qui ont précédés leur propre œuvre et les vocabulaires plastiques appliqués. Par contre, dans le contexte de l’art actuel, le monde de la cuisine et l’action de cuisiner ne peut pas être exclusivement attribué au discours féministe. Il y aussi des hommes qui font la cuisine, dans l’art (et dans la vie) ; citons à titre d’exemple Rikrit Tiravanija un artiste (homme) qui a fait la cuisine pour les spectateurs – participants lors de ses  performances très connues.

Restant loin des connotations féministes de caractère militant, mais très proche du monde de la femme, l’artiste utilise la recette comme métaphore dans un contexte culturel. Cette recette, datant de l’ère byzantine, est porteuse de la continuité de la tradition d’un pays et d’une culture. La vie et l’histoire se mêlent aux ingrédients enrichissant la recette qui est héritée et transmise, de génération à génération. Cette transmission  passe notamment à travers la  chaine matrilinéaire, vu le contexte matriarcale de la société chypriote. Donc, faire la cuisine et préparer des recettes traditionnelles est une affaire de femmes car ce sont surtout les femmes qui tissent et véhiculent la mémoire collective.

Pour revenir à l’image et à sa force symbolique, dans la dernière séquence, l’artiste couvre le bocal contenant les olives avec le drapeau chypriote grecque qui au même temps est la carte de chypre. Il ne s’agit pas d’une carte officielle avec les lignes de démarcation,  la zone tampon et tous les autres signes de la division de l’île. C’est une image de l’île non divisée, laissant peut-être un espoir pour l’avenir?

 

Christina Vatsella


 

[1] En France elle est montrée deux fois, lors d’une programmation vidéo à Caen et lors d’une présentation de l’œuvre de l’artiste à l’Ecole des Beaux Arts de Paris.